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Perceval et moi, de Lucile Peyre

Lucile Peyre est écrivain, animatrice radio et professeure de philosophie. Elle a son site personnel sur lequel nous trouvons ses œuvres : cliquez ici pour le visiter.

En furetant dessus, j'ai trouvé son roman intitulé Perceval et moi. C'est un brouillon plutôt abouti, qui raconte l'histoire d'un dessinateur de bande dessinée mal dans sa peau qui voudrait faire un album sur Perceval, l'un des chevaliers de la Table Ronde. Les raisons qui poussent le héros à dessiner les aventures du célèbre chevalier sont assez vagues au départ : la mythologie arthurienne vend bien, et le narrateur a commencé la B.D. avec des histoires de fantasy, "peuplée[s] de fées, d'elfes et de chevaliers" (p. 13).

 

Les obstacles se révèlent rapidement difficiles à surmonter : le fait qu'un mythe soit financièrement rentable n'est pas une cause suffisante de qualité, au contraire, le risque est grand de produire quelque chose sans saveur, sans originalité, une énième adaptation insipide. Le ton intimiste du roman de Lucile Peyre évoque en fait un problème quasi universel à notre époque : comment créer quelque chose de nouveau, qui vaille la peine d'être lu, à côté des milliers d'autres albums que nous trouvons dans les librairies ? Comment s'approprier un personnage devenu archétypal, donc impersonnel, à force d'être raconté ?

 

L'autrice rappelle ainsi que "Chrétien de Troyes n'avait fait qu'emprunter le personnage à une mythologie déjà existante" (p. 9), ce que nous avons tendance à oublier à notre époque où les noms sont si importants. La plupart des romans et récits du Moyen Âge sont anonymes, écrits par plusieurs auteurs, ou encore d'authenticité incertaine. C'est le cas par exemple du Roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meun. L'une des sources de la légende arthurienne, qui s'inspire elle-même de sources perdues, est l'Histoire des Rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth, rédigée entre 1135 et 1138.

 

L'autre obstacle majeur à la création artistique, nous montre Lucile Peyre à travers son héros, est d'ordre existentiel. L'angoisse qui accompagne, qui définit même l'impossibilité de créer est ressentie vivement par le dessinateur, qui ne trouve pas l'inspiration pour donner forme à son Perceval. Cette angoisse se traduit corporellement par la douleur, mais aussi l'insomnie, le stress, le mépris de soi. Toute la vie du dessinateur de B.D. s'en trouve chamboulée : il devient asocial, s'éloigne même de son aimée, Hélène, qui lui semble indifférente. Nous pensons naturellement ici aux analyses poignantes de Kierkegaard sur la tonalité affective de l'angoisse : elle est corrélative de la décision, de l'acte qui mène l'individu à quitter l'état de possible pour se réaliser, devenir soi et accepter la responsabilité de ce qu'il est(1).

 

Le roman de Lucile Peyre dit la recherche de l'identité : le narrateur n'a de cesse de se comparer à Perceval, il a l'impression de manquer de courage et de dignité à côté de lui. Pourtant, ils ont aussi des points communs, suggérés subtilement par l'autrice : une "fragilité", une "naïveté", une identité "indéterminé[e]" (p. 9). Le roman arthurien est une quête pleine de doutes, d'embûches qui entraînent une réflexion personnelle, sur qui nous sommes, et qui nous aimons. Comme le soulignait Deleuze, le désir de la Dame dans le roman courtois n'est pas un manque à combler vulgairement, mais la construction continue d'une expérience, réelle et imaginaire à la fois(2). La quête est une fin en soi. Lucile Peyre souligne cette dimension constructive de l'imaginaire en comparant la création artistique d'un personnage avec l'identification au personnage dans la lecture. Cette identification s'est produite pour le narrateur avec Ulysse (p. 16), héros de l'Odyssée, épopée qui servit de modèle à bien des récits mythiques. Nous vivons l'aventure comme Ulysse, partageant ses errances et ses douleurs.

 

Le narrateur aboutit, dans son cheminement personnel, au sens figuré autant qu'au sens littéral puisqu'il voyage jusqu'en Bretagne, en manière de pèlerinage sur la tombe de Merlin, à cette conclusion, à cet impératif : "Je devais (me) raconter" (p. 15). Toute production artistique dévoile ce que l'on est, sans que nous puissions vraiment séparer l'ouvrage et le créateur. Toute œuvre est en un sens cathartique pour son auteur, elle lui permet de décharger son angoisse et de se retrouver. Se retrouver signifie pourtant ici changer d'avis : le narrateur ne réalisera pas sa B.D. de Perceval, mais il "deviendra" Perceval dans sa vie, donnant une nouvelle forme et un nouveau lieu à son amour pour Hélène. Il s'agit de continuer différemment, et peu importe si c'est considéré comme un échec aux yeux du monde. D'où la citation de Bergson, tirée du Rire, qui ouvre le roman : donner vie à un personnage, c'est se donner vie soi-même. Et c'est peut-être définir trop étroitement le personnage que de le réduire à une figure dessinée sur le papier ou écrite dans un livre, alors que le personnage vit intimement un bout de chemin avec nous.

 

Syderen

 

(1) Cf. Søren Kierkegaard, Le Concept de l'angoisse, Paris, Gallimard, 1935, p. 46 (l'angoisse corrélative de la liberté) et p. 66-67 (l'angoisse comme vertige).

(2) Philippe Mengue et Aleksi Cavaillez, Comprendre Deleuze, Paris, Max Milo, 2012, p. 67-68 : Perceval est un chevalier errant, nomade, qui trace une "ligne de déterritorialisation". Cf. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Champs, 1996, p. 90.

 

Bibliographie des livres cités :

 

-Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, 2012.

-Chrétien de Troyes, Perceval ou le Roman du Graal, Paris, Gallimard, 1974.

-Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Champs, 1996.

-Homère, Odyssée, Paris, Gallimard, 1999.

-Søren Kierkegaard, Le Concept de l'angoisse, Paris, Gallimard, 1935.

-Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, Paris, Gallimard, 1984.

-Philippe Mengue et Aleksi Cavaillez, Comprendre Deleuze, Paris, Max Milo, 2012.

-Geoffroy de Monmouth, Histoire des Rois de Bretagne, Paris, Les Belles Lettres, 1992.

-Lucile Peyre, Perceval et moi, fichier PDF daté de 2014.

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